A quelques jours de la commémoration des massacres du 11 septembre 2001, les Talibans n’ont pas hésité à faire un pied de nez particulièrement cruel aux Américains.
Le dernier GI venait à peine de décoller de l’aéroport de Kaboul que Amin Al Haq y atterrissait, accueilli à bras ouverts par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan. Pour mémoire, Amin Al Haq était le chef de la sécurité d’Al Qaïda et l’homme de confiance de Ben Laden à qui il avait sauvé la vie lors de la bataille de Tora Bora en décembre 2001. L’accueillir ainsi n’était rien d’autre qu’imposer une humiliation supplémentaire aux vaincus et marquer clairement leur échec total. Car c’est bien parce que les Talibans avaient refusé de leur livrer Ben Laden et parce qu’ils espéraient éradiquer les nids terroristes du pays que les Américains sont intervenus en Afghanistan, il y a vingt ans.
Comment a-t-on pu arriver à une telle déroute ?
Les raisons sont multiples. Comme évoqué ci-dessus, l’intervention américaine de 2001 était pleinement justifiée. Il fallait éliminer Ben Laden. Non seulement pour des raisons de sécurité nationale mais aussi (et surtout ?) pour marquer psychologiquement l’ennemi. Et montrer que l’on était capable de rendre coup pour coup. Ce qu’avait parfaitement compris le président Obama qui avait fait de l’élimination de Ben Laden une priorité absolue. Et atteint son objectif.
En revanche, espérer transformer l’Afghanistan en une démocratie de type occidental était un de ces leurres dont les Américains sont coutumiers. Ce pays a des structures religieuses et tribales ancestrales, difficilement compréhensibles pour qui n’est pas Afghan, faites d’alliances réversibles à tout moment, qu’il est illusoire de vouloir réformer. Tout comme il est sans espoir de vouloir lui imposer quoi que ce soit. Les Anglais et les Russes s’y sont essayés. Et ont échoué. Quant à vouloir lutter contre la corruption en endémique...
Ce qui n’explique pas pour autant la déroute connue par les Etats-Unis au cours des dernières semaines. Là, la responsabilité du président Biden est écrasante. Pressé de sortir de ce bourbier (chose qu’il souhaitait depuis des années), il a refusé de tenir compte des avertissements des services secrets qui savaient que l’armée afghane ne valait rien. Et allait se débander sans tirer un coup de feu. Il eut donc fallu organiser un repli en bonne et due forme et prévoir assez de troupes pour au moins couvrir cette piteuse retraite en bon ordre. Et certainement pas fournir à l’armée d’opérette qu’était l’armée afghane des armements sophistiqués qui ne pouvaient que finir dans les mains des Taliban.
Ce qui précède ne doit pas pour autant cacher la responsabilité du président Trump. En entamant, en mai 2020, les négociations de Doha, dans le dos du gouvernement afghan légal, l’administration américaine de l’époque admettait déjà sa défaite. En effet, quand on ouvre une négociation pour parler des conditions de son retrait, on admet implicitement que l’on est vaincu. Et on est de facto obligé de quémander la mansuétude de l’ennemi. En bon français, il s’agit d’une capitulation en bonne et due forme. Non seulement des Etats-Unis mais de l’ensemble de monde occidental qui les ont soutenus.
Et inversement d’une victoire incontestable des islamistes. C’est évidemment désagréable à écrire mais c’est un fait. Incontestable !
Qui fera encore confiance aux Occidentaux ?
Et qui ne sera pas sans conséquence à moyen et long termes. D’abord, dans les pays qui ont une relation délicate avec l’Occident mais aussi (et surtout) dans les rapports de force avec la Chine et la Russie. Qui auront beau jeu de souligner que les Etats-Unis, pas plus que les Européens, ne sont pas des alliés fiables. Kaboul après Saïgon sans parler d’Alger (1962) et de la guerre de Suez (1956) ne donnent pas vraiment envie de leur faire confiance. Surtout si l’on compare ces divers abandons (trahisons ?) à la manière dont Moscou a soutenu contre vents et marées le régime Assad en Syrie.
Quelle défense pour l’Europe ?
Ce qui précède devrait peut être pousser les Européens à se poser la question de leur défense. Le président Trump avait déjà mis l’utilité de l’OTAN en question. Joe Biden semble avoir un avis moins tranché sur la question. Mais sa position n’est néanmoins pas d’une clarté absolue. Et même quelque peu ambiguë. Il ne faut pas perdre de vue que l’opinion publique américaine est très majoritairement isolationniste. Elle est lasse de voir ses « boys » se faire tuer sur des champs de bataille lointains pour devoir finalement piteusement s’en retirer. Or les locataires de la Maison blanche sont élus par les Américains… Ils ne peuvent donc faire fi de cette tendance lourde.
La démocratie est-elle exportable ?
La débandade américaine d’Afghanistan pose d’autre part un problème majeur auquel il faudra tôt ou tard répondre : la démocratie est-elle un «produit d’exportation» ? Au cours des dernières années, peu de réponses positives y ont été apportées. Bien au contraire, c’est plutôt l’inverse qui est apparu. La folle guerre de George Bush en Irak a fait exploser ce pays, l’a ruiné et a surtout permis à l’Etat islamique de s’y déployer. On ne peut pas écrire non plus que les tant vantés «printemps arabes» aient débouché sur des triomphes de la démocratie. Dans certains cas, les dictatures en place ont été temporairement remplacées par des fanatiques religieux pires que leurs prédécesseurs, avant que des régimes durs ne reviennent au pouvoir.
De plus, quelle crédibilité et quelle autorité morale peuvent encore avoir des Occidentaux qui ont confiné arbitrairement leurs propres, populations et violé leurs propres constitutions, au cours des derniers mois ? Il n’est pas crédible de prétendre faire la morale aux autres quand on bafoue sans scrupule ses propres principes.
L’Etat islamique ami/ennemi des Talibans
En ce qui concerne l’Afghanistan, reste à savoir ce qui va se passer. Temporairement, les Talibans vont probablement essayer de faire plus ou moins «profil bas» pour recevoir l’aide financière internationale dont ils ont urgemment besoin. Mais, en même temps, ils vont être confrontés à la surenchère de l’Etat islamique qui, lui, a perdu, sur le terrain (en Irak et en Syrie) et va tenter de revenir sur la scène internationale par des attentats terroristes un peu partout dans le monde. A moins que, par un calcul cynique mais habile, les Talibans laissent l’Etat Islamique agir, de manière à se rendre indispensables aux Occidentaux pour le combattre et ainsi revenir de plain pied dans le concert international.
Les Russes prisonniers de leur passé
Si les Russes sont occupés à essayer de reprendre pied en Afghanistan, leurs manœuvres sont obérées par le passé. Lors de l’invasion soviétique du pays (1979-1989), ils se sont trouvés confrontés aux Talibans, à l’époque lourdement armés…par les Américains. (Et oui). Et, aujourd’hui encore, certains mollahs influents continuent à entretenir une méfiance et une rancune tenaces à l’égard de la Russie. De plus, Moscou se doit de protéger les républiques d’Asie centrale qui sont dans son orbite et ne voient pas l’arrivée des Talibans à Kaboul d’un bon œil. Elles en sont même très inquiètes. La marge de manœuvre du Kremlin est donc plus étroite qu’on ne le pense.
Pékin grand vainqueur ?
En revanche, la Chine risque d’être le grand vainqueur de cette affaire. On sait que la règle de Pékin, pour prendre pied dans un certain nombre de pays, est de ne s’ingérer en rien dans la politique locale, aussi cruelle qu’elle puisse parfois être. Ce qui leur a remarquablement réussi en Afrique. Où ils ont supplanté à la fois les Occidentaux et les Russes. Les Chinois pourraient bien tenter d’appliquer la même politique en Afghanistan. Pays qui attire toute leurs convoitises, ne serait-ce que parce qu’il est riche en hydrocarbures non encore exploités et surtout en terres rares. Dont les Chinois ont le plus grand besoin dans le cadre du développement des nouvelles technologies. Ils pourraient donc proposer aux Talibans le marché suivant : nous vous soutenons sur la scène internationale, nous vous aidons financièrement en échange de quoi vous nous laisser exploiter votre sous-sol au mieux de nos intérêts. La seule ombre à ce tableau idyllique pour Pékin est le problème des féroces persécutions dont la minorité musulmane ouïghour est victime dans l’Empire du Milieu. Les Talibans en feront-ils une condition à un accord avec Pékin ? Paraphrasant Henri IV qui affirmait que «Paris vaut bien une messe», on risque fort de constater que «l’aide financière chinoise vaut bien l’oubli du sort des Ouïghours».
Jacques Offergeld